Rencontre du 1er mars 2023 – que tirer de la conférence : le pas de côté de dirigeantes – Des entreprises à l’écoute ? organisé avec l’ANVIE suite à l’étude du même nom.

Lorsque les dirigeantes font un « pas de côté », les entreprises sont-elles à l’écoute ?

“En France, la féminisation des postes et des instances de direction est accélérée par les quotas prévus par la loi Rixain. Elle est également scrutée par les financeurs comme critère pertinent ESG et une condition pour attirer et garder les talents. Mais en 10 ans, le regard des femmes sur l’accès au pouvoir a changé : elles questionnent le système, expriment leur vision et ne veulent plus tout sacrifier sur l’autel de leur carrière.” (Viviane de Beaufort)

En partenariat avec l’ESSEC et avec le soutien de l’AFMD, lANVIE a proposé une rencontre autour de ces questions à la faveur des travaux menés par Viviane de Beaufort (professeure à l’Essec) intitulés: « Le pas de côté des femmes dirigeantes » qui, dix ans après la loi Copé-Zimmermann et son étude Femmes et Pouvoir, s’intéresse aux aspirations d’une nouvelle génération de dirigeantes. 

Participaient à cette rencontre autour de Viviane de Beaufort, trois alumnae Women Board Ready Essec Exec, Françoise Drouet, Anne Dumesges et Viviane Strickfaden, puis avec Maya Hagège (AFMD) pour la table-ronde: la députée Marie-Pierre Rixain, Fabienne Huang (Groupe La Poste), Marina Al Rubaee (Les Aidantes & Co), Jean-Christophe Buvat (FDJ), Roxane Régnier (Missfit), Nathalie Bohere (Covéa), Elizabeth Richard (Engie), et Anne-Cécile Sarfati.

Dix ans après la loi Copé-Zimmermann, les aspirations des dirigeantes ont-elles changé ?

Viviane de Beaufort a mené, il y a dix ans, une première étude sur le rapport des femmes au pouvoir, en lien avec la loi Copé Zimmermann.

Cette étude avait mis en lumière entre autres deux faits saillants : le syndrome de l’imposteur demeurant chez des femmes aspirant pourtant à des fonctions de dirigeantes et leur rapport au pouvoir différent du modèle dominant.

L ’attitude des femmes dirigeantes à cet égard a-t-elle changée ? 

Premier constat du Working Paper 2208 CERESSEC : comme les jeunes générations, ces femmes privilégient désormais le sens au travail. Les perspectives de carrière, la rémunération ne sont plus prioritaires. Le sens avec l’engagement en faveur de l’environnement, le souci du capital humain, etc. constituent désormais des critères déterminants des choix professionnels. Elles refusent en revanche une approche sacrificielle de la carrière. C’est désormais le « en même temps »  qui est revendiqué : une carrière, oui, mais sans nuire à ma vie privée, ou d’autres engagements.

« Je cherche à trouver sens et impact social et environnemental dans des activités philanthropiques qui me permettent de rendre à la société ce que ma carrière m’a permis d’accomplir. » (Y a-t-il un pas de côté de FEMMES DIRIGEANTES ?” Réflexion autour des moteurs de carrière et des choix professionnels de femmes dirigeantes en France – Working Paper 2208 du 23 mai 2022

« On assiste également à un choc des valeurs » ajoute Viviane de Beaufort : pour ces dirigeantes, il devient inenvisageable que les sujets sur lesquels l’entreprise communique ne soit pas conformes à la réalité. Elles le disent et lorsque le décalage devient insupportable, elles n’hésitent pas à se diriger vers une autre entreprise… voire à créer la leur.

« J’ai un cabinet de conseil que j’ai cofondé avec deux associé-es. Cela me permet de conjuguer plusieurs pans de ma vie. J’ai des envies et des projets professionnels. Je fais en sorte qu’ils puissent aboutir. »

Cette étude réalisée en 2021 et 2022 a été complétée depuis par une seconde étude de dimension plus qualitative. Quinze dirigeantes ont été rencontrées dans le cadre d’interviews (Working Paper 2304 CERESSEC). Un second volet qui, pour Françoise Drouet (Pyxilis – Women Board Ready Essec Alumna), « met en lumière des lignes de fond et des résonnances ». Les dirigeantes interviewées, qui ont fait ce « pas de côté », se félicitent d’avoir réussi à prendre du recul sur leur carrière et leur vie. Des femmes qui ont refusé une promotion par exemple, ou qui ont dû, compte tenu de l’évolution de leur organisation, prendre du recul et s’interroger sur le rôle qu’elles y jouaient. Dans certains cas, ce pas de côté débouche sur une reconversion radicale. Elles disent « non » pour dire « oui » à autre chose : du temps, du sens, de la liberté. 

Viviane Strickfaden (VS Management –  Women Board Ready Essec Alumna) confirme que le pas de côté s’explique par un écart de valeurs entre ce qui est affiché et ce qui est fait : les femmes concernées se sont senties déçues, trahies, même. Ne pouvant pas agir, ne disposant pas toujours des marges de manœuvre qu’on leur a promis, elles souffrent, se sentent fragilisées… et partent, non sans avoir eu à régler un conflit de loyauté. Ces femmes regrettent par ailleurs que d’autres (RH, dirigeants) aient décidé pour elles quelle devait être leur carrière (recruteurs, RH, dirigeants). Dans bien des cas, elles ont intériorisé le sentiment d’injustice qu’elles ressentent… mais pendant un certain temps seulement. Elles décident alors de tenter l’aventure de l’entrepreneuriat, quitte à se retrouver parfois en précarité financière. 

Rencontre du 1er mars – un pas de côté des dirigeantes – des entreprises à l’écoute ? Sur la chaîne d‘ANVIE

Exemplarité et performance de l’entreprise : faut-il remettre en question le statu quo ?

Pour que les femmes dirigeantes, les femmes en général et la nouvelle génération d’hommes trouvent leur place dans les grandes entreprises, ne faut-il pas désormais transformer celles-ci en profondeur ? 

Le cabinet Misfit a mené une enquête sur les enjeux de l’épanouissement des femmes au travail (1 000 répondantes). Et, il y a « des conclusions qui font peur » estime sa fondatrice Roxane Régnier : environnement toxique, burnout, difficultés à trouver un équilibre vie pro-vie perso… A ceci s’ajoute un sentiment tenace de devoir se surinvestir pour prouver sa valeur. Sans surprise, 44% des femmes ayant effectué un bilan de compétences au sein du cabinet se lancent ensuite dans des projets d’entrepreneuriat. 

Pour Marina Al Rubaee, co-fondatrice Les Aidantes & Co, « il est néanmoins possible de créer du dialogue et de la confiance dans les organisationsLes salariées aidantes, qui sont au cœur de l’association que j’ai créée, en démontrent le besoin tant pour elles que pour l’entreprise ». 60% des salariés aidants –  ils sont 11 millions en France – sont des femmes et certaines d’entre elles sont des managers. Ces femmes, taisent cet aspect de leur vie privée, de peur qu’on leur refuse une promotion.

Fabienne Huang, responsable projets diversité du Groupe La Poste, affirme que le Groupe, ayant conscience de l’ampleur du problème a signé un accord dédié à l’amélioration de l’équilibre vie professionnelle/vie perso pour ses salarié.es aidant.es dès 2018. En effet, « les salariés peuvent davantage télétravailler, aménager leurs horaires, accéder plus facilement au temps partiel et à la mobilité géographique ».

C’est bien la conciliation des temps de vie qui est au cœur de l’ouvrage: Nous réussirons ensemble (Albin Michel, 2021) d’Anne-Cécile Sarfati. « Toutes les études sur les inégalités professionnelles ont en leur cœur les inégalités domestiques et familiales » indique celle-ci. Le fait que les hommes, très majoritairement, gagnent plus que leurs compagnes a mécaniquement un impact sur la carrière de ces dernières. Dans l’intérêt général de la famille, on protège la rémunération de l’homme, donc la carrière de celui-ci. Ce sont donc les femmes qui « doivent » mettre leur carrière au second plan…

Nathalie Bohere, directrice de Covea Affinity, dit « être optimiste. Nous avons créé un réseau de femmes il y a cinq ans, Covéa Elles, avons signé un accord égalité entre les femmes et les hommes pour le Groupe en 2021. Et surtout, nous agissons au quotidien pour aller chercher les femmes à potentiel ». Covéa communique sur l’équilibre vie pro-vie perso et réserve des places en crèches pour les salarié.es. « Nous encourageons le réseautage des femmes, car elles ne le font pas spontanément, contrairement aux hommes : elles peuvent ainsi mieux saisir les opportunités qui se présentent. »

Elisabeth Richard, directrice des relations avec la société civile, a mis en place à ENGIE un dispositif expérimental pour donner un nouveau souffle à la carrière des femmes de plus de 50 ans. « Nous avons constaté que les femmes de plus de 50 ans n’avaient plus accès à des promotions, excepté les rares qui étaient déjà dans un Codir d’une des BUs ». Ces femmes se découragent et ne candidatent même plus aux postes auxquels elles auraient pu prétendre. Une cohorte pilote de 12 femmes a été constitué. Ce programme vise à booster la confiance des participantes.

Jean-Christophe Buvat, directeur de la transformation à FDJ, première entreprise qui a obtenu la note de 100% à l’index Pénicaud. « Chez FDJ, le dire et le faire sont en concordance » indique Jean-Christophe Buvat : ce qui est un vecteur d’engagement et de fidélisation. Les engagements adossés à la raison d’être laissent par ailleurs une large part à l’égalité femmes-hommes au travail. Se doter d’une raison d’être a donc donné un coup d’accélérateur aux actions initiées par l’entreprise en la matière – l’égalité femmes-hommes est devenue l’affaire de toutes et de tous. 

Certaines entreprises agissent, les leviers de changement existent : mesures sur la parentalité, travail hybride, évolution des pratiques managériales, meilleur équilibre professionnel-personnel, berceaux financés par les entreprises… sont quelques-unes des idées citées pêle-mêle par les intervenant.es. 

Enfin, Marie-Pierre Rixain, députée de l’Essonne qui a proposé la loi qui porte son nom s’est exprimée en conclusion. « Je retiens plusieurs points clés des interventions. » Pour que les femmes puissent accéder au pouvoir – dans les entreprises, en politique -, il faut réinventer les codes, mais également les manières de travailler. Pour que les femmes puissent accéder au pouvoir et renouveler les pratiques professionnelles, il faut du temps, et être en mesure de se recentrer. « Les entreprises ont tout intérêt à faire en sorte que chacun soit aligné avec soi-même » estime-t-elle.

Il est vrai que les femmes ont tendance à mettre leur carrière en retrait – leurs compagnons ne le font pas. Cette situation s’explique par des choix économiques et, en particulier, l’individualisation de l’impôt. C’est « un point clé qui va me conduire à déposer une proposition de loi pour que le taux d’imposition soit individualisé par défaut ». Autre question essentielle, la charge mentale. « Pour ma part, je suis parvenue à la réduire drastiquement en ne pensant plus aux multiples petites choses qui nous empoisonnent l’existence : il ne sert à rien de consulter trop souvent les mails envoyés par les profs et si l’on ne prépare pas le sac de piscine du petit dernier, ce n’est pas grave : son père, ou lui-même, peut s’en charger ! ». Sans oublier que l’époque est au surinvestissement des parents : « un peu de bon sens dans l’éducation des enfants et un peu de lâcher prise de la part des parents seraient les bienvenus » juge Marie-Pierre Rixain.

Que révèlent cette série d’interviews de l’étude 2 ?

Le pas de côté n’est pas défini de la même manière

Le pas de côté est défini comme la mise à l’écart d’une organisation subie ou voulue; dans les deux hypothèses un décalage entre les attentes mais surtout les valeurs des interviewées.

En effet, si la nécessité de prendre du recul ou la recherche d’une meilleure qualité de vie personnelle/professionnelle explique le pas de côté, une majorité mentionne le manque d’alignement de valeurs avec l’entreprise. C’est bien cette thématique liée aux valeurs que nous avons souhaité mettre en avant.

  • « Se demander si le métier que l’on fait, la manière dont on l’exerce et l’environnement dans lequel on évolue sont conformes à nos valeurs et à notre éthique personnelle et agir en conséquence.« 
  • « On le fait quand il n’y a plus alignement, quand on ne se reconnaît plus dans une organisation mais il faut avoir (se donner) les moyens de le faire.« 

Le pas de côté est aussi vu par certaines comme un moyen de prise de liberté ou de protection pour éviter une surcharge de travail ou une pression négative.

  • « Faire le « pas de côté », c’est oser prendre une liberté.« 
  • « C’est un choix radical de liberté, avec le sentiment d’urgence d’être dans l’action car je suis éco-anxieuse.« 

Enfin le pas de côté est interprété comme un signe de courage et de réflexion. C’est une manière de cesser de faire des compromis dans les environnements où il y a une déconnexion entre ce qui est affiché et ce qui est fait en matière de diversité.

  • « Avoir le courage de s’arrêter et de réfléchir pour savoir ce dont on a vraiment envie pour le reste de sa carrière et comment on a envie de la façonner plutôt que de se faire façonner« 

Celles qui ont choisi “le pas de côté” voire l’opting out

Ces alumnae du Women Board Ready Essec n’ont pas été interviewées par hasard : elles ont elles-mêmes vécu le pas de côté en tant que femme dirigeante. Nous avons cherché à savoir dans quels contextes certaines en sont même arrivées à l’opting out.

Ici encore, les femmes interviewées mentionnent le manque d’alignement de valeurs comme principale raison de leur pas de côté. Beaucoup voient les opportunités de développement personnel limitées au sein de leur entreprise.

Alors pour certaines le choix est radical : elles choisissent de partir.

  • « Ensuite, j’ai encore vécu le pas de côté dans une entreprise chinoise car les préoccupations éthique/valeurs passaient après la stratégie produit. L’alignement des valeurs a été la première cause de ces pas de côté. »
  • « J’ai fait ce pas de côté, en l’occurrence un opting out, pour retrouver mes valeurs humaines et écologiques. C’est un choix radical de liberté, lié au sentiment d’urgence d’être dans l’action.« 

Dans quelques témoignages, les pas de côté ont suivi un manque d’écoute de la part de leur entreprise. Leurs préoccupations telles que l’ennui ou le harcèlement n’ont pas été entendues.

  • « Quand cela ne marche pas, après avoir dit, essayé, tenté de convaincre… je quitte.« 

Dans tous les cas, les femmes soulignent l’importance de rester ancrées sur leurs valeurs et de prendre des risques pour atteindre leurs objectifs professionnels et personnels.

Un engagement qui s’enracine dans le sens

Les dirigeantes qui ont accepté le principe de l’interview font partie de celles qui ont décidé de faire un “pas de côté” ou de partir. Cette décision a été motivée par leur profonde déception face aux valeurs réellement mises en œuvre dans leur entreprise, qui ne correspondaient pas à leurs propres valeurs.

Leurs histoires sont un rappel important que les entreprises doivent prendre en compte les valeurs et les perspectives de tous leurs employés pour créer une culture organisationnelle équitable, inclusive et durable.

Viviane Strickfaden donne quelques clés de lecture:

  • Nomination et mission

Lorsqu’on les recrute ou qu’on les promeut, on leur promet des moyens, de l’autonomie, un périmètre de responsabilité. Quand, dans les faits, elles n’ont rien de tout ça, qu’elles sont empêchées d’agir, elles ressentent  un sentiment d’inutilité et dès lors  souffrent du manque de sens de leur fonction. Cette situation conduit à un conflit de loyauté : rester loyales à l’entreprise, déloyale avec elles ou loyales avec elles-mêmes et donc partir.

  • Une mission “fusible” 

En sus d’être déçues par l’entreprise, certaines dirigeantes peuvent se sentir déçues d’elles-mêmes et retomber dans le syndrome de l’imposture, se sentir incompétentes. Plusieurs répondantes se sont interrogées sur leur capacité à agir dans l’entreprise, à fonctionner avec les codes de l’entreprise.

Elles se sont demandé si dans ce contexte, elles pouvaient rester elles-mêmes ou si pour rester alignées avec elles-mêmes, elles devaient partir.

  •  Le Pas de côté est-il un choix?

Pour agir selon leurs valeurs et avoir de l’impact, elles osent alors créer leur propre structure ou partir dans d’autres types d’organisation (startup, ong, etc). Le risque étant alors la précarité financière / matérielle. Autre source de sentiment d’injustice, dont l’expression reste implicite.