Démocratie actionnariale dans les grandes sociétés cotées françaises: entre sclérose et hystérie

Paru dans le Journal Spécial des Sociétés – Démocratie actionnariale – So what ?

Travaux du CEDE  @ESSEC

 

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De la Démocratie actionnariale 

Viviane de Beaufort[1] et Pierre Alexis Sémonin[2]

CEDE-ESSEC avec le soutien du @CERESSEC

Et à la suite des travaux 2017 

La France semble avoir une tradition de démocratie actionnariale, bien à elle, souffrant peu qu’en AG, le moindre friselis vienne déranger le lac calme, exercice très bien (trop bien ?) préparé par les instances dirigeantes. Pourtant depuis quelques années, le contexte légal, la demande des actionnaires, voire d’autres parties prenantes vient parfois troubler les eaux du lac.

Et cette tendance ne fait que débuter d’après les travaux d’observation menés au Centre Européen de Droit et Economie à l’ESSEC depuis quelques années.

Nous avons souhaité dans ce petit billet d’humeur comparer quelques exercices en AG, tant les circonstances varient bien qu’à priori soumis au même cadre légal et de soft law : le code AFEP MEDEF pour les grandes sociétés cotées (code dont une version amendée publiée ce mois de Juin 2018 évoque notamment l’important du dialogue avec l’actionnaire et prie le président du conseil ou le cas échéant un administrateur référent de se consacrer effectivement à celui-ci)

Si l’on observe le déroulement des assemblées générales 2018, on constate une légère montée de l’engagement actionnarial, plus ou moins bien accueillie par certains dirigeants ce qui pose la question de la qualité de la démocratie actionnariale dans les grandes sociétés françaises.

L’assemblée générale est censé être le grand rendez-vous annuel avec les actionnaires (article L.225-100 du Code de commerce), où les dirigeants de la société soumettent les comptes de la société, décident de l’affectation du résultat de l’exercice, présentent la situation générale de la société, la stratégie, les risques et les opportunités mais aussi de plus en plus la gouvernance, les engagements RSE du groupe ou de l’entreprise, notamment dans un contexte assez typé cette année d’application de la loi Sapin 2 et du devoir de vigilanc, etc.

Un actionnaire a le droit d’assister à l’assemblée générale et d’y voter, in situ ou à distance, dés une action détenu (article 1844 du Code civil) mais aussi  d’adresser des questions écrites au conseil d’administration (ou au directoire). Les dirigeants ont l’obligation d’y répondre par écrit ou oralement pendant l’assemblée (article L.225-108 du Code de commerce). Pendant l’AG, un temps est prévu pour laisser la parole aux actionnaires, les questions posées faisant l’objet d’une réponse spontanée des dirigeants.

Force est de constater que l’assemblée générale consiste un peu trop souvent en un exercice de complaisance, une sorte de show bien huilé. On citera l’AG de LVMH, le 12 avril dernier où Bernard Arnault s’est prêté au jeu d’une assemblée générale expresse d’à peine 1.30H dont il a le secret (la moyenne des AG du CAC est de  2h40). Si les très bons résultats du groupe permettent d’expliquer la maîtrise, on regrettera qu’un  temps n’ait pas été mis à profit pour évoquer certains points moins reluisants, dont la convention de prestation d’assistance entre LVMH et la société Groupe Arnault SEDCS qui, comme le rappelle la société de conseil aux investisseurs Proxinvest[3], a permis au groupe familial de Monsieur Arnault de recevoir plus de 53 millions d’euros en 10 ans. LVMH ne détaille pas la nature des prestations fournies par le Groupe Arnault, malgré les dispositions de l’article R.225-31 du Code de commerce qui requiert que le rapport sur les conventions réglementées détaille les modalités essentielles des conventions afin de permettre à l’actionnaire d’apprécier l’intérêt des engagements pris par la société. Si l’opacité de cette convention explique peut-être le taux d’approbation de la résolution d’approbation des conventions réglementée (13,97% de voix contre), aucune explication n’a été supplémentaire n’a été apportée lors de l’assemblée, mieux la famille a voté en dépit du fait qu’elle avait un intérêt direct à l’approbation de la convention !

Autre exemple, avec l’assemblée générale de Vivendi du 19 avril dernier où le temps réservé aux questions orales des actionnaires a été court, privant ces derniers d’une occasion d’échanger avec leurs dirigeants sociaux. Pire encore, comme le souligne Phitrust[4], le temps dédié aux votes électroniques a également été réduit, empêchant certains actionnaires de participer au vote, et omettant deux des 27 résolutions soumises aux actionnaires. La mise en place de contrepouvoirs  dans la gouvernance de Vivendi ne semble pas être la priorité de Vincent Bolloré qui a fait nommer son fils à la présidence du conseil de surveillance du groupe, alors que celui-ci exerce au sein du groupe des responsabilités importantes. Il est évident que la passivité de la plupart des actionnaires face aux questions de gouvernance permet ces dérapages. Sur 486 questions posées à l’occasion de 22 assemblées générales examinées, 57 d’entre elles portent sur la gouvernance et la politique de rémunération de la société, et encore nous sommes en progrès. Mais on a assisté aussi à la situation inverse à l’AG de Total, le 1er juin où l’ONG Greenpeace s’est invitée équipée d’une batucada, ensemble de percussions brésilien qui a largement perturbé l’événement afin de sensibiliser à l’impact écologique des activités de Total. On a pu déplorer la suppression de la partie de l’assemblée dédiée à la gouvernance et à la politique de rémunération de la société, au rapport du commissaire aux comptes et aux questions des actionnaires.

Certains excès ne doivent toutefois pas éclipser une progression générale des explications et des échanges. Certaines entreprises se prêtent à l’exercice avec rigueur et bonne foi. Parmi eux, citons, le groupe AccorHotels, qui a fait de réels efforts de pédagogie avec un Sébastien Bazin expliquant de manière exhaustive les choix du groupe en matière d’investissement et emportant un vote sur la cession de 58% du capital d’AccorHotel à la société AccorInvest approuvée à 99,89%. La responsabilité sociale et environnementale du groupe a pu être abordée de manière satisfaisante mettant en lumière les efforts réalisés en matière de consommation énergétique, de gaspillage alimentaire et d’intégration de l’activité du groupe dans les environnements locaux. Le seul point noir de cette assemblée aura été l’absence de communication au sujet du pouvoir du Conseil d’administration d’émettre des « bons Breton », dispositif anti-OPA prévu à l’article L.233-32 II du Code de commerce qui permet une émission de bons de souscription d’actions gratuits aux actionnaires en cas d’OPA « hostile ». Dispositif qui connait depuis plusieurs années une défaveur des actionnaires, qui craignent l’impact qu’il peut avoir sur le cours de l’action. Le très faible taux d’approbation de la résolution (53,35% de voix pour) n’avait donc rien d’imprévisible, et on aurait pu attendre d’AccorHotels davantage d’efforts pour expliquer cette résolution à ses actionnaires. citons aussi L’Air Liquide, Essilor, Axa, etc[5].

La démocratie actionnariale est devenue un sujet majeur de gouvernance d’entreprise, comme l’indiquent les textes dont la Loi Sapin II[6], la Directive « Droit des actionnaires » du 17 mai 2017[7] qui a vocation à être transcrite dans le PACTE[8]. La demande de certains actionnaires particulièrement actifs et, au-delà de l’écosystème lui-même. Si des progrès peuvent être constatés, certains grands groupes, et non des moindres, demeurent réticents à mettre en place une réelle discussion avec et profitant du fait qu’ils contrôlent l’entreprise ne jouent pas ce jeu vertueux, au risque de créer un risque de réputation, d’autant qu’on les comparera de plus en plus aux autres dirigeants qui se proposent d’étendre le dialogue aux parties prenantes : institution représentative des parties prenantes à rôle consultatif (Air Liquide), association  des salariés avec le 1 salaire, une voix, un vote de  Danone, etc. A suivre donc…

[1] professeure à l’ESSEC, experte en gouvernance d’entreprise comparée,directrice du CEDE-ESSEC

[2] Diplômé du M2 de droit privé Cergy, moniteur de recherches au CEDE-ESSEC

[3] http://www.proxinvest.fr/?p=4960

[4] https://www.phitrust.com/parodie-de-gouvernance-lag-de-vivendi/

[5] Les travaux du CEDE-ESSEC se poursuivent en effet cet été pour élaborer de manière plus exhaustive les tendances des AG à l’aune d’une comparaison 2012 à 2018

[6]https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do;jsessionid=D173FE63F4A3AA9492ACFBD639296353.tplgfr26s_1?cidTexte=JORFTEXT000033558528&categorieLien=id

[7] https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A52014PC0213

[8] http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl1088-ei.asp